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Alain Marchive

Professeur honoraire de l'université de Bordeaux - Faculté des sciences de l'éducation

Les temps de la pédagogie (3) Pédagogie et régimes d’historicité

Publié le 27 Novembre 2018 par alainmarchive.com

          1. Ordres du temps et régimes d’historicité

 

Nous l’avons dit, les régimes d’historicité sont pour Hartog, un « instrument » permettant de montrer comment les sociétés articulent passé, présent et avenir. Un numéro spécial récent de Vingtième siècle. Revue d’histoire (n° 117, janvier-mars 2013), qui propose de faire le point sur la notion d’historicité la définit ainsi : « la manière dont passé, présent et futur s’articulent dans une société donnée, la capacité qu’ont les acteurs sociaux à inscrire leur présent dans une histoire, bref, pour reprendre l’expression la plus simple, les modes de rapport au temps » (id., p. 4). Si les sociétés ont des perceptions du temps différentes, leurs rapports au temps ne sont pas forcément stables ; ils sont au contraire « constamment troués et hétérogènes » (ibid., p. 6), dépendants des groupes sociaux, des situations, ou des événements. Il n’a donc pas d’ordre simple du temps mais plutôt des « ramifications plurielles » ou des enchevêtrements, au sein desquels on peut néanmoins distinguer des régularités. Dans ces conditions parler de « régime d’historicité » peut paraître abusif car on prend le risque de figer ou cristalliser le rapport au temps dans une forme donnée, ien gnorante la pluralité attachée à cette notion. Dans certaines sociétés (Hartog prend l’exemp le des sociétés polynésiennes et plus particulièrement des habitants des îles Fidji et Hawaï étudiées par Marshall Sahlins1), passé et présent ne sont pas distincts. C’est un monde où il n’y a pas d’événement, un monde sans devenir, où il n’arrive rien, où le présent reproduit le passé, et où la coupure passé/présent n’existe pas : « Mieux vaudrait parler de coexistence des deux et de “réabsorption” du “passé” dans le “présent” » (Hartog, 2012, p. 58). Plutôt que de considérer ces sociétés comme hors du temps, mieux vaudrait dire qu’elles ont des formes de temporalité associées à des conjonctures spécifiques, lesquelles diffèrent forcément de nos propres régimes d’historicité et ce, même si nous vivons « dans le même temps ».

 

Prenant l’exemple de la Révolution française, Hartog montre comment avec celle-ci apparaît un nouvel ordre du temps (un nouveau régime d’historicité), où « le présent est insaisissable, le futur imprévisible et le passé, lui-même, devient incompréhensible » (id., p. 115). Face à cette perte des repères, l’historien moderne du XIXe va séparer le passé du présent et se tourner vers le futur : c’est du futur qu’on doit tirer les leçons, et non plus du passé. Le temps est alors perçu comme perfectionnement et progrès  et le régime moderne se caractérise une conception nouvelle de l’histoire « conçue comme un processus » (ibid., p. 145). Ce régime d’historicité « futuriste » va pourtant évoluer, au cours du XXe siècle, vers un nouvel ordre du temps où « le présent est devenu l’horizon. Sans futur et sans passé il génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin et valorise l’immédiat » (op. cit., p. 157). Ce présent « étendu » (vers le passé comme vers le futur), ce présent « flexible », n’en est pas moins un présent replié sur lui-même, ou le passé comme mémoire et le futur comme horizon ont disparu. Tel serait donc ce nouvel ordre du temps « présentiste » dans lequel nous vivons aujourd’hui.

 

Inutile d’aller plus avant, cette brève présentation n’ayant d’autre but que d’éclairer un concept (le régime d’historicité), dont nous voudrions montrer qu’il peut être utile pour penser les liens entre temps et pédagogie, voire pour penser la pédagogie elle-même. Entendons-nous bien : si l’on peut distinguer des régimes d’historicité dominants, comme l’a fait Hartog, ceux-ci ne sont jamais que des constructions de l’esprit destinées à rendre compte des rapports que l’homme entretient avec le temps et à la manière dont il construit son être au monde dans le temps. Il ne fait pas de doute que les formes de temporalités sont entremêlées, combinées, et que si l’on peut définir des régimes d’historicité propres à la pédagogie, ceux-ci ne peuvent être que des instruments pour penser la pédagogie autrement.

 

           2. Pédagogie et régimes d’historicité

 

Disons tout de suite que nous définirons la pédagogie de manière large, c’est-à-dire sans la limiter à la période moderne, comme il est de coutume de le faire aujourd’hui. La pratique de l’enseignement et la réflexion sur cette pratique ne sont pas nées avec le XIXe siècle même si celui-ci a pu être qualifié d’ « âge d’or de la pédagogie » (Hameline, 2002). Bien d’autres hommes et femmes, avant Pestalozzi et même Rousseau - dont on fait souvent le fondateur du discours pédagogique, sinon le premier pédagogue -, se sont interrogés sur l’éducation et sur les pratiques d’enseignement. En savants, philosophes ou penseurs de l’éducation, ils ont bien souvent porté un regard éloigné sur l’action, se contentant de juger les professeurs de manière parfois grossière et trompeuse. Qu’on se souvienne des propos souvent outranciers de Rabelais ou d’Erasme sur les maîtres du Moyen Age… S’appuyer sur ces écrits ou propos parfois elliptiques, parfois péremptoires, peut paraître discutable. On risque vite de sombrer dans « l’épistémocentrisme scolastique » dénoncé par Bourdieu (1997, p. 64) et de, comme le dit fort justement C. Charle,

 

« saisir le monde historique ou la réalité à travers les regards et les réflexions de leurs homologues savants ou historiens antérieurs, sans se poser la question de savoir si cette représentation savante pénètre plus largement dans d’autres couches sociales, ni mesurer les décalages chronologiques et les conflits entre ces réflexions anticipatrices et les perceptions et le vécu des contemporains d’autres milieux sur lesquels, malheureusement, on est beaucoup moins bien informé parce que ce ne sont pas des professionnels de l’écriture. » (in Bantigny & Duluermoz, 2013, p. 232).

 

C’est le sens par exemple de la critique virulente adressée par Durkheim à la pédagogie de la Renaissance, et à Erasme en particulier, à sa « pédagogie littéraire et aristocratique », fruit de la « frivole vanité de l’humaniste », pour qui « les difficultés de la vie sérieuse n’existent pas ». Encore Durkheim reconnaît-il ne parler que de cette pédagogie du XVIe siècle que « de manière générale […] du moins dans toute l’étendue de cette société cultivée dont les idées, les sentiments sont parvenus jusqu’à nous à travers la littérature – car de ce que pensait et sentait le reste du pays nous ne savons rien » (1990, p. 252). C’est donc à la prudence que nous invitent ces auteurs dès lors que nous convoquons les textes des « grands pédagogues », d’autant que ces textes sont aussi nombreux que variés : textes philosophiques (le Ménon de Platon) ou utopiques (La République du même Platon, l’Abbaye de Thélème chez Rabelais), dialogues (Le De magistro de Saint Augustin), récits aussi fantasques que sérieux (Rabelais), déclamations (Le De pueris d’Erasme), traités programmatiques (La grande didactique de Comenius), œuvres inclassables mi-roman, mi-traité d’éducation (l’Emile de Rousseau), retranscriptions de cours (ceux de Kant dans De l’éducation), recueils de lettres (Comment Gertrude… de Pestalozzi), récits d’expérience (Summerhill de Neill), textes philosophico-poétiques (Les Dits de Mathieu de Freinet) ou « simples » propos (les Propos sur l’éducation d’Alain), etc. Exercice périlleux donc que celui d’un essai de conceptualisation du temps de la pédagogie à partir de textes aussi divers dans leur forme et dans leur contenu. Mais ne pas prendre ce risque serait s’interdire toute possibilité de repérer la manière dont les ordres du temps ont pu jouer, sinon dans l’exercice de la pratique, du moins dans la marche des idées. C’est ce que nous allons tenter maintenant, mais en nous limitant à quelques auteurs seulement et ce pour au moins deux raisons : nos propres limites d’une part, d’autres que nous étant bien plus compétents dans la connaissance de l’histoire de la pédagogie et des pédagogues ; les limites de ce texte d’autre part, qui n’a d’autre prétention que de poser des jalons pour une autre approche de la pédagogie qui reste à développer et à approfondir.

 

Sans surprise, trois régimes d’historicité semblent pouvoir se dessiner à la lecture de quelques grands textes, relativement aux conceptions qu’ils véhiculent sur l’apprentissage, et aux modalités de la transmission des connaissances qu’ils préconisent : dans le premier, c’est le passé qui gouverne l’action ; le deuxième est le temps du présent ; le troisième est orienté vers le futur. Quelques auteurs suffiront à illustrer ces trois manières de concevoir l’enseignement.

 

Chez Platon, c’est la passé qui gouverne l’action : on ne peut apprendre que ce que l’on sait déjà et la remémoration est au principe de l’apprentissage. Toute la stratégie de Socrate dans le fameux épisode du Ménon, mettant en scène un jeune esclave auquel Socrate demande de construire un carré double d’un carré donné, consiste à amener le jeune garçon à reconnaître son ignorance (alors qu’il croyait savoir), pour mieux le conduire à découvrir la solution, par un jeu de questions savamment choisies2. Mais comme le dit Socrate, « la connaissance que ce garçon possède à présent, ne faut-il pas soit qu’il l’ait reçue à un moment donné soit qu’il l’ait possédée depuis toujours ? » (Platon, 1993, p. 169, 85d.) Et si « tout venait de lui-même » (id., p. 168, 85c) comme le reconnaît Ménon, c’est bien qu’il possédait cette connaissance en lui et « que depuis toujours il savait » (ibid., p. 169, 85d). Cette vérité enfouie en lui, que la maïeutique socratique à fait advenir, il la tient de ses vies antérieures : elle appartenait à son âme, antérieurement à l’incarnation. Avec sa théorie de la réminiscence, Platon montrait l’antériorité du savoir (la vérité latente) sur l’apprentissage. Le passé est la condition du présent : on ne peut trouver que ce que l’on a déjà appris, mais que l’on ne sait pas qu’on connaît. La théorie de la connaissance est indissociable ici d’une méthode pédagogique, la maïeutique, qui consiste à « accoucher des hommes […] [et à] veiller sur leurs âmes en train d’enfanter » (op.cit., p. 150, 150b).

 

La conception de Rabelais est différente. Il nous décrit un Gargantua est d'abord confié aux bons soins d'un pédagogue imbécile, « grand docteur en théologie, nommé maître Thubal Holoferne », qui lui fait apprendre par cœur les textes, à l'endroit et à l'envers pendant des années entières ; il a ensuite un autre maître « vieux, tousseux, nommé maître Jobelin Bridé » qui lui lit toutes sortes de livres, de sorte que « son père put voir que sans aucun doute il étudiait très bien et y consacrait tout son temps ; malgré tout , il ne progressait en rien et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur ». Gargantua fut donc mis « sous d'autres pédagogues ». Ponocrates, le nouveau précepteur de Gargantua fait table rase de tout ce que son élève a précédemment appris : il le fait purger « avec de l'éllébore d'Anticyre et grâce à ce médicament lui nettoya le cerveau de toute corruption et de tout vice » 3. Bien entendu, dans l'esprit de Rabelais, Ponocrates représente l'éducateur de la Renaissance dont le premier souci est de rompre avec le passé. C'est donc que pour Rabelais, il n'y a rien à garder de l'ancien idéal pédagogique du Moyen Age et qu’il faut promouvoir un homme nouveau dont Gargantua, et plus encore son fils Pantagruel, cet « abstracteur de quintessence », seront les représentants, car si Gargantua est encore un homme du XVe siècle, Pantagruel est véritablement un homme de son temps, un homme moderne.

 

Freinet illustre la troisième posture : celle d’une pédagogie tournée vers le futur. Quand Freinet brûle l’estrade et rompt par cet acte symbolique, avec la pédagogie traditionnelle, c’est pour mieux projeter son élève dans le futur. Car « cette école ne prépare plus à la vie ; elle n’est tournée ni vers l’avenir, ni même vers le présent […] et c’est là sa définitive et radicale condamnation ». Il faut donc « cesser de bouder l’avenir au nom d’une routine qui n’est plus qu’un frein dangereux à la vie qui monte ». Il est clair que pour Freinet, « nous ne devons pas nous accommoder plus longtemps d’une école qui retarde de cent ans avec son verbalisme, ses manuels, ses manuscrits, l’ânonnement de ses leçons, la calligraphie de ses modèles ». La transformation de la pédagogie n’est que le premier pas vers une « école du peuple » qui, parce qu’elle formera des hommes nouveaux, pourra ouvrir la voie d’une société nouvelle : « Le peuple accédant au pouvoir aura son école et sa pédagogie. Cette accession est commencée. N’attendons pas davantage pour adapter notre éducation au monde nouveau qui est en train de naître ». A cette école qui ne prépare l’enfant que pour un « lendemain immédiat » et pour des « buts immédiats », Freinet oppose donc « une claire vision de l’idéal », ou pédagogie et techniques soient toutes entières orientées vers « le grand chantier de l’Ecole populaire » 4.

 

3. Des temporalités enchevêtrées

 

Gardons-nous cependant d’une vision trop rapide et mécaniste de cette division qui, en matière d’éducation, s’avère moins simple qu’il y paraît. Quelques exemples suffiront en effet à nous convaincre que la pédagogie résiste à une analyse évolutionniste, où les régimes d’historicité se succéderaient selon un ordre chronologique stable, les plus anciennes conceptions étant tournées vers le passé, et les plus modernes orientées vers le futur. Si par exemple Platon ancrait sa conception de la connaissance – et donc de l’enseignement - dans la vie antérieure - et intérieure - de l’individu, à l’autre extrémité de la ligne du temps, un auteur ô combien différent revendique aussi, mais d’une manière bien différente, le retour vers le passé. Plus qu’un véritable pédagogue, c’est un philosophe, qui n’en synthétise pas moins, dans ses Propos sur l’éducation, quelques unes des principales idées du temps sur l’éducation, contribuant autant à conforter des pratiques existantes qu’à prescrire des pratiques à tenir. Pour Alain en effet, « l’enseignement doit être résolument retardataire » (Alain, 1990, p. 45) , et non pas rétrograde : si « l’enfant a besoin d’avenir », c’est vers le passé qu’il convient de se tourner, car ce qui justifie l'entreprise éducative, c'est la responsabilité d'avoir à transmettre et à perpétuer quelque chose de l'expérience humaine, ou de ce qu’on pourrait appeler une culture. L'éducation est donc commémoration du passé, car le passé éclaire le présent : « Il n’est qu’une méthode pour inventer qui est d’imiter. Il n’y a qu’une méthode pour bien penser qui est de continuer quelque pensée ancienne » (id., p. 136). Voila qui renvoie à la phrase fameuse de Bernard de Chartres qui disait paraît-il à ses élèves, dans les années 1120 : « Nous sommes comme des nains sur des épaules de géant. Nous voyons mieux et plus loin qu’eux, non que notre vue soit plus perçante ou notre taille plus élevée, mais parce que nous sommes portés et soulevés par leur stature gigantesque » (cité in P. Riché & J. Verger, 2006, p. 13).C’est une position assez semblable aussi que tient H. Arendt, lorsqu’elle affirme que l'éducation suppose une attitude fondamentalement « conservatrice », ou plus exactement « préservatrice » (1991, p. 246). Ce qui lui fait dire que « Le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé » (id., p. 250) et que le rôle de l'éducateur suppose « un immense respect du passé » (ibid., p. 248). C'est la seule condition pour laisser à nos enfants, « la chance d'entreprendre quelque chose de neuf » (op. cit., p. 252).

 

A cette pédagogie longtemps qualifiée de « traditionnelle », ou le passé gouverne l’action, il faut opposer une pédagogie « nouvelle » où l’éducation se conjugue au présent, à l’instar de ce que préconise Rousseau pour Emile : suivre l’ordre de la nature, car « la nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes », c’est-à-dire que « l’enfance à des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres » (1966, p. 108). Il faut donc éviter toute forme de prématuration, en maintenant l’enfant dans sa relation aux choses et en laissant du temps au temps. C’est le sens de la fameuse formule d’éducation négative (la « méthode inactive » comme l’appelle aussi Rousseau) qui consiste à mettre l’enfant à l’abri des hommes et le protège des menaces de la dénature. Car Rousseau s’interroge : « Que faut-il penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira jamais ? » (id., p. 91). Il faut donc donner du temps au temps. C’est dans le livre II que Rousseau énonce « la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation » : « ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre » (ibid., p. 112). D’où ce conseil : « Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu’il le pourra » (op. cit., p. 113). Mais en subordonnant le développement psychologique et intellectuel au développement physiologique, Jean-Jacques court le risque de pratiquer une pédagogie suiviste et de faire un « Emile retardé » (Charbonnel, 1995). C’est seulement à partir de 12-15ans qu’Emile va s’inquiéter de son avenir : « Voici donc le temps des travaux, des instructions, des études » (Rousseau, 1966, p. 212-213). Alors qu’on s’installait auparavant dans le présent, on commence à se projeter dans l’avenir. C’est ce temps du présent, qu’ont essayé de sauvegarder nombre de pédagogues antiautoritaires, qui ont placé le bonheur de l’enfant au principe même de leur pédagogie. Citons Pestalozzi, qui voulut « réaliser Rousseau », les maîtres-camarades de Hambourg pour qui l’école n’est pas une préparation à la vie mais la vie même, Neill pour qui l’école doit servir les besoins de l’enfant et être « pro-vie »…

 

A cette pédagogie présentiste, rompant délibérément avec le passé et différant toute projection dans le futur, s’oppose une pédagogie fondée sur l’à venir, souvent portée par un projet politique affiché, et où l’action présente est toute entière tournée vers la formation de l’homme de demain. Ce fut sans conteste le cas de la pédagogie Freinet. C’est plus largement le cas des courants pédagogiques marqués par une idéologie progressiste ou de transformation sociale, et visant à former des citoyens capables de transformer la société. Ce furent le cas de certains libertaires au tournant du 19ème et du 20ème siècle, qui pensèrent l’éducation dans la perspective d’une société autogérée, égalitaire et libertaire. Contrairement à Bakounine, pour qui le peuple doit s’émanciper d’abord et s’instruire ensuite, Robin par exemple ne subordonne pas l’éducation intégrale à la révolution sociale ; pour lui, « tout essai sérieux dans cette voie est un moyen d’atteindre plus vite le but désiré ». Ce qu’il tentera de faire à l’orphelinat de Cempuis, une « expérience d’éducation libertaire » (Bremand, 1992), comprise comme une étape dans la construction d’une société autogestionnaire. Le futur est alors inscrit dans le présent et il en constitue le fondement. Le discours pédagogique n’a pas seulement une dimension axiologique, définissant des fins et des valeurs à l’éducation, il a une dimension idéologique, porteuse d’un projet politique de transformation sociale. Poussé à l’extrême, c’est le discours utopique qui, en pensant l’éducation sous une forme pure et idéalisée, détachée des contingences matérielles, des particularités locales et des spécificités individuelles,  illustre le mieux cette inscription du pédagogique dans le futur. Comme nous le disions dans un texte antérieur, « les utopies pédagogiques, parce qu’elles permettent de s’affranchir du poids du monde et des rets de l’événement, laissent au pédagogue l’espace et le temps pour penser l’éducation ». Mais a contrario, « pensée de la totalité, l’utopie pédagogique s’interdit de penser l’acte éducatif dans son historicité et sa singularité. Elle peut aider à penser l’éducation, elle ne peut pas aider à enseigner » (Marchive, 2002a, p. 240).

 

N’est-ce pas cette inexorable tension entre passé, présent et futur, qui caractérise le mieux la pédagogie ? Autrement dit, faire l’histoire de la pédagogie ne supposerait-il pas de sortir d’une conception purement linéaire de l’histoire pour l’ouvrir à une conception plus enchevêtrée, plus feuilletée, des temporalités ? Trop longtemps circonscrite à la longue durée (une sorte d’histoire immobile ou les auteurs et leurs œuvres sont définitivement fixés), l’histoire de la pédagogie pourrait s’élargir à l’étude des formes de temporalité dans lesquelles la pensée et l’action sont inscrites, et qu’elles contribuent en retour à produire. Mais le temps de la pédagogie ne saurait se limiter aux temps longs et à un usage macro-historique ; il est aussi le temps court de l’expérience pratique et de l’action située. C’est sur cette dernière dimension que va porter notre troisième point, celui du temps de l’action, qui s’inscrit entre chronos et kairos, où encore, pour reprendre la formule de Koselleck, entre « espace d’expérience » et « horizon d’attente ».

 

 

1 Il s’agit de son livre Des îles dans l’histoire (Sahlins, 1989).

2 Voir notre étude critique de cet épisode du Ménon (Marchive, 2002b).

3 On reconnaîtra ici des extraits de l’œuvre de Rabelais (1973), et en particulier du livre de Gargantua (chapitres 14, 15, 23) et de Pantagruel (chapitre 5).

4 Toutes les citations de Freinet ici reprises, sont issus de l’introduction de son ouvrage fondateur : « Pour l’école du peuple » (Freinet, 1972).