1. Entre « espace d’expérience » et « horizon d’attente »
On doit à l’historien allemand Reinhart Koselleck (1923-2006), l’idée que la différence ou la distance entre passé et futur (ou entre le « champ d’expérience » des individus et leur « horizon d’attente ») peut permettre de saisir quelque chose comme le « temps de l’histoire ». Un temps qui n’est pas figé ni même homogène ou monolithique, mais qui est fait de « temps multiples », de « strates temporelles qui se superposent » (Hook, 2009, p. 109), car, comme l’affirme Koselleck, « il existe […] dans l’univers, en un seul temps, une multitude de temps » (1990, p. 10). Il n’y a donc pas d’ « histoire totale », mais des temporalités multiples qui se croisent et qui, si l’on reprenait une formule chère à Bourdieu, devraient nous garder de toute « illusion scolastique » nous conduisant à prendre le monde tel qu’on le pense pour le monde tel qu’il est : la « raison historique » n’est rien d’autre que le produit de l’analyse rationnelle d’une histoire que Koselleck lui-même tenait pour irrationnelle. En quoi ces deux catégories « méta-historiques » peuvent-elles nous être utiles dans la compréhension de phénomènes pédagogiques ? Pour Koselleck, « espace d’expérience » et « horizon d’attente » sont, comme nous l’avons dit, des catégories méta-historiques, qui lui permettent de repérer une mutation fondamentale qui s’opère au XVIIIe siècle, avec l’apparition d’un nouveau régime d’historicité, où l’avenir jusqu’alors « pris » dans le passé, se détache de celui-ci. L’avenir n’est plus défini à partir du passé ; les progrès de la science et l’avènement de la raison ouvrent la perspective d’une amélioration de l’existence terrestre et d’ « un avenir ouvert » (id., p. 317). Comme le précise F. Dosse, les « temps modernes pensent leur horizon d’attente en rupture, dans une différence croissante avec le passé, la tradition et son espace d’expérience, alors que jusque là dans la société traditionnelle l’attente était envisagée comme une conservation de l’expérience accumulée » (2009, p. 117).
Dans un passage de Temps et récit, Ricoeur se propose d’adopter pour fil directeur de ses analyses la polarité entre les deux catégories dont il souligne d’abord la pertinence : mieux vaut parler d’espace d’expérience que de persistance du passé, le terme évoquant « une structure feuilletée qui fait échapper le passé ainsi accumulé à la simple chronologie » (1985, p. 376) ; quant à l’expression horizon d’attente, « elle ne pouvait être mieux choisie, c’est le futur-rendu-présent, tourné vers le pas-encore » (id., p. 376). Il est donc clair que pour Ricoeur, « espace d’expérience et horizon d’attente font mieux que de s’opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement » (ibid., p. 377) car tous deux enracinés dans le présent. Ce que confirme Koselleck pour qui « on ne peut avoir l’un sans l’autre : pas d’attente sans expérience, pas d’expérience sans attente » (1990, 309). Nous faisons le pari que ces deux catégories peuvent constituer un fil directeur de l’analyse de la pédagogie. On peut en effet concevoir cette dernière comme prise dans cette double temporalité, entre le passé des expériences (personnelles ou collectives) et le futur des attentes à venir. Que l’on conçoive la pédagogie comme pratique, comme discours ou comme « théorie pratique », elle s’appuie toujours sur un déjà là, soit pour s’y référer et se construire « avec », soit pour s’y opposer et se construire « contre », comme ce fut le cas des pédagogies dites « nouvelles », qui ont fait de la critique de l’école traditionnelle le fondement et la justification de leur action transformatrice. Voyons cela de plus près.
Qu’on la qualifie ou non de pédagogique, toute pratique de l’enseignement est une pratique fortement contrainte par le temps, voire par les multiples temps auxquels elle est assujettie : temps institutionnel qu’impose la forme scolaire (découpage de l’année, emploi du temps, etc.), temps de l’enseignement (celui de l’avancement la leçon), temps personnel (temps de la préparation, de la formation…). Ce temps de la pratique a été particulièrement bien étudié par M.-P. Chopin dans un ouvrage récent (2011), qui montre que si l’enseignement est toujours une course contre la montre, « ce n’est pas l’horloge qui enseigne » : l’enseignant est « auteur du temps » dans sa classe… et plus de temps ne signifie pas ipso facto de meilleurs résultats. Mais la pratique de l’enseignant ne saurait se limiter au temps de l’enseignement, et ne saurait ignorer ce qui la fonde en amont et ce qui la guide en aval. Toute pratique est inscrite en effet dans des temporalités multiples. En amont c’est le temps long de l’histoire de l’éducation et de la forme scolaire, qui définit les cadres généraux de la pensée et de l’action, et qui en pose les conditions d’exercice. Mais c’est aussi le temps court de l’histoire personnelle et de l’expérience professionnelle, qui génère des manières propres de penser et d’agir en situation. Cette histoire faite corps, qui va produire un certain nombre de dispositions plus ou moins stables et durables, produit – et est le produit – de ce qu’on peut appeler, à la suite de Bourdieu, un habitus pédagogique, à savoir système de dispositions plus ou moins stables et durables, générateur et organisateur de pratiques spécifiques. Entendu ainsi, l’espace d’expérience serait la sédimentation, au sein d’une communauté donnée ou chez un même individu, des multiples assujettissements auxquels il est soumis, et des multiples expériences qu’il a vécues. Quelles que soit la variété de ces « espaces d’expérience », on peut penser qu’ils produisent (sans forcément les déterminer absolument) de manières de faire la classe particulières, qu’elles soient spécifiques à un groupe (une équipe pédagogique, un mouvement pédagogique par exemple) ou à un individu.
De la même façon, tout discours pédagogique comme toute pratique s’inscrit dans une perspective sociale ou politique, à tout le moins dans un projet pour l’élève, que ceux-ci soient ou non formulés, voire même clairement identifiés par l’enseignant lui-même. Dans la mesure où elle est action « en vue de » (former un citoyen, préparer à un métier, construire des apprentissages, entrer dans la culture), toute action d’éducation (et a fortiori tout action d’enseignement) est porteuse d’un « horizon d’attente », qu’elle s’inscrive dans un futur proche (réussite à un examen), plus lointain (préparation à l’entrée dans la vie active) ou dans un avenir trop éloigné pour être immédiatement accessible (changement de société). Sans doute cette dimension projective de la pédagogie apparaît-elle plus évidente dans les discours que dans les pratiques, que l’on peut avoir tendance à réduire au présent de l’action. Pris dans l’action, on a parfois du mal à en reconnaître les finalités et à ne pas perdre ce pour quoi on fait ce que l’on fait. En rappelant que « la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation […] ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre », Rousseau (1966, p. 112) met en garde contre une pédagogie de l’urgence, une pédagogie à courte vue, qui perde de vue l’essentiel : former un homme. Il faut donc laisser du temps au temps, non seulement comme le préconise « l’éducation négative », pour « garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur », mais pour ne pas perdre le sens de l’action éducative et mieux préparer l’avenir.
La pédagogie est association du passé et du futur, dans le présent. C’est pourquoi il est vain de vouloir séparer action et discours, car ils se confondent dans la pratique. La logique de la pratique pédagogique est doublement fondée, dans l’action et dans la réflexion, et ne peut se concevoir que comme le produit de cette association. Dissocier l’action de la réflexion, la pratique de la théorie, c’est prononcer la mort de la pédagogie. Est-ce à dire que la pédagogie est, selon la formule de Durkheim, une « théorie pratique » ? Rien de moins sûr. Sauf à considérer que seuls les « grands pédagogues » ont droit au titre de « pédagogue », on ne peut faire comme si, pour la grande majorité des « simples enseignants », la pratique était désincarnée, simple technique sans âme, sans histoire et sans espoir. Si pour quelques uns la pédagogie est bien une théorie pratique (au sens de pratique théorisée plutôt que l’inverse d’ailleurs), pour le plus grand nombre, la pédagogie est une pratique qui, pour n’être pas explicitement théorisée, n’en est pas moins incarnée, au sens où elle est ce mixte de passé et de futur, histoire faite corps, qui s’ancre dans le passé et se projette dans le futur. Dès lors, contrairement à ce qu’affirme Houssaye, la mort de la pédagogie ne serait pas dans les sciences de l’éducation, mais dans la dissociation de l’action et de la réflexion (expérience héritée du passé et projection dans le futur), autrement dit dans une pratique exclusivement présentiste, refermée sur soi, ignorante du passé et indifférente au futur.
Gardons-nous toutefois de tout jugement péremptoire sur l’état actuel et l’avenir de la pédagogie que des travaux plus approfondis pourront ou non confirmer. Pour Koselleck, qui attache à ses catégories une portée bien plus grande, avec « l’avènement des temps modernes et la sécularisation progressive de la société, la distance entre l’expérience et l’attente ne cesse de croître : expérience et attente du Futur ne se recouvrent plus, elles sont progressivement dissociées » (1990, p. 319). Cette dissociation ne doit pas être considérée dans sa dimension morale, mais bien dans ses effets pratiques. Quelle conséquence en effet sur la pédagogie ? Ne porte-t-elle pas en germe la réduction de l’acte pédagogique à un acte technique, et de la situation pédagogique à la situation didactique (entendue dans son acception la plus étroite). Un tel constat ne signifie en rien la condamnation de la technique ou de la didactique, mais souligne le danger auquel conduirait une pratique exclusivement présentiste, sans ancrage ni visée prospective.
2. Entre chronos et kairos
Prise entre passé et futur (entre « espace d’expérience » et « horizon d’attente »), la pédagogie est aussi prise en tension entre deux formes du temps qu’on pourrait résumer ainsi : le temps long de la durée (chronos) et le temps court de l’instant (kairos). Cette double inscription temporelle de la pédagogie est assez peu soulignée, et pourtant elle en traduit toute l’ambigüité, voire l’impossibilité : comment concilier, voire même penser ensemble, l’urgence de l’action et la durée nécessaire à sa pensée. De la même façon que l’écart entre la théorie et la pratique est constitutif de la pédagogie selon Durkheim, l’écart entre chronos et kairos en serait un trait déterminant. Mais voyons plus avant de quoi il est question1.
Dans le chant XXIII de l’Iliade, Homère fait le récit d’une course de chars, où le jeune et fougueux Antiloque, conseillé par le vieux Sage Nestor, expert en mètis, va conduire ses chevaux, pourtant réputés moins rapides, à la victoire. Détienne et Vernant, qui font le récit de cette course, reprennent les propos d’Antiloque à ses chevaux : « Hâtez-vous au plus vite. Je me charge pour moi de trouver le moyen et l’occasion, si la route se rétrécit, de me glisser devant l’Atride, sans laisser passer l’instant » (Détienne & Vernant, 1974, p. 22). Si Homère n’emploie pas le terme de kairos, l’idée n’en est pas moins présente selon les auteurs : Antiloque va saisir le moment opportun, l’occasion qui se présente à lui de réaliser le plan qu’il a conçu grâce à sa mètis. Dans une tradition plus tardive, Adraste est un meneur de chars dont l’attelage est composé de deux chevaux : Arion et Kairos. Le premier est synonyme de puissance et d’excellence ; le second, que Détienne et Vernant proposent de nommer « Instant rapide », « occasion fugace », tient son art de la capacité à saisir le kairos, à bondir au moment décisif.
Dans un article paru en 1958 aux Etats-Unis, Paul Tillich distinguait ainsi kairós et chronos : « Alors que chronos renvoie au flux continu du temps, kairos en désigne un moment significatif. Chronos indique le côté mesurable du processus temporel – le temps de l’horloge – que détermine le mouvement régulier des astres, en particulier le mouvement de la terre autour du soleil. Kairos signale des moments uniques de ce processus ; dans ces moments, quelque chose d’unique peut survenir ou s’accomplir » (1997, p. 87). Comme le montre Jalabert (2010), on est passé d’une première acception du terme indépendante de toute temporalité (un lieu névralgique, un point précis, topos kairios ou « tout peut se décider), à celle d’un « présent instantifié », où l’on décide « à-propos » (moment décisif, instant propice ou occasion favorable)2. Ainsi kairós aurait à voir avec l’imprévu, l’inattendu, l’événement en somme. Tout le contraire de chronos qui est le temps de l’horloge, celui de la montre, de la succession et de la prévisibilité.
Le temps est une composante centrale de l’enseignement, pas seulement le temps de l’horloge, qui impose souvent, comme le souligne M.-P. Chopin dans l‘ouvrage qu’elle consacre à ce sujet, une véritable « course contre la montre », mais aussi les temporalités multiples auxquelles renvoient les contraintes de la situation et auxquelles l’enseignant doit faire face. L’auteure montre que le temps d l’horloge (chronos) est « un instrument de rationalisation du travail des professeurs » d’autant plus contraignant qu’il fut longtemps – et est encore ? – considéré comme une condition de l’efficacité de l’enseignement : « Le degré d’apprentissage, toutes choses étant égales par ailleurs, est une simple fonction de la quantité de temps durant laquelle l’élève s’engage activement dans l’apprentissage ». Cette équation est mise à mal par l’étude fort solidement étayée que propose M.-P. Chopin, où elle montre que plus de temps d’enseignement ne signifie pas ipso facto de meilleurs résultats. Mais l’essentiel n’est pas là, il est dans la manière dont le professeur joue et se joue des multiples temps au cœur de la classe, dont il gère in situ les hétérogénéités des élèves et devient ainsi le véritable « auteur du temps ». C’est cette intelligence de la pratique, adaptée et efficace, permettant d’apporter dans l’instant une réponse adéquate aux problèmes posés par la situation, que les grecs nommaient mètis3. On retrouve ici cette autre forme du temps qu’est le kairos, temps du présent où l’on doit « agir dans l’urgence et décider dans l’incertitude » (Perrenoud, 1996). Mais, comme le remarque opportunément Willem-Auverlot, « le kairos est limité dans le temps non dans ses effets. Autant la prise de décision est rapide, de l’ordre de l’instant ou de la circonstance présente, autant les conséquences dépassent ce qui peut apparaître purement ponctuel et intéressent l’avenir de manière durable » (2002, pp. 30-31). Loin d’être anecdotique les « décisions didactiques », qui participent à l’avancée du savoir et à la gestion des hétérogénéités dans la classe4 sont des composantes importantes de l’action du professeur, et plus largement de tout processus de transmission des savoirs.
Nous avons rapproché le kairos de l’événement entendu comme le surgissement de l’imprévisible, du singulier, de l’aléatoire. Opposé à la longue durée et longtemps objet illégitime de l’histoire, il est aujourd’hui reconnu, au point que certains ont pu parler de « retour » ou de « renaissance de l’événement » (Nora, 1974 ; Ricoeur, 1992 ; Dosse, 2010), comme d’autres ont parlé de « retour de l’acteur » ou de « retour du sujet » (Touraine, 1984 ; Wieviorka, 2007). L’avènement de l’événement ne signifie pas pour autant la négation de toute forme de structuration des cadres de l’action, mais la reconnaissance de la part d’aléatoire et d’imprévu qui caractérise toute situation d’enseignement, de transmission… A cet égard certaines situations ou « méthodes pédagogiques » sont probablement plus ouvertes que d’autres à l’événement. Dans un ouvrage consacré au texte libre, Clanché (1988) présente l’événement comme un des invariants de la pédagogie Freinet. A l’inverse de la pédagogie Freinet, qu’il présente comme une « pédagogie de l’événement », l’école dite traditionnelle serait « anti-événementielle » : « L’événement, identifié au bruit, au contingent, bref au désordre, est incompatible avec la programmation séquentielle de l’apprentissage » (1988, p. 17). Or, au lieu d’être considérés comme des perturbations, les événements (la naissance d’un petit frère, un accident de la circulation, une menace d’attentat, etc.)5 sont intégrés d’une manière ou d’une autre dans la vie de la classe (présentation à l’entretien, rédaction d’un texte, préparation d’une enquête, etc.) où ils constituent des « organisateurs du travail coopératif ». Là encore l’événement est une rupture, momentanée et provisoire, dans le déroulement chronologique du temps, l’irruption du présent dans l’histoire en quelque sorte.
Pas plus le kairos que l’événement, n’entrent en contradiction avec la longue durée sur laquelle se fonde le projet de formation ; tous deux laissent des traces qui sont constitutives de la formation elle-même, bien qu’elles ne puissent être que difficilement mesurées6. Dès lors, plutôt que d’opposer la structure et l’événement, mieux vaudrait les considérer ensemble voire, comme le propose Ricoeur, leur adjoindre une troisième entité, la conjoncture (1992, p. 31). La triade structure, conjoncture événement constituerait alors un bon cadre d’analyse des situations de transmission, toujours prises entre le temps long de l’histoire, le contexte dans lequel elles s’inscrivent et l’ordre de l’action.
3. La pédagogie comme champ ?
Si la pédagogie peut donc être définie comme une pratique, dont l’objet est la mise en œuvre des conditions de la transmission des connaissances, de l’organisation et de la conduite des situations aménagées à cet effet, elle ne saurait s’y réduire. Elle s’ancre en effet dans une culture et dans les rapports que ses membres entretiennent avec les connaissances et les savoirs construits au fil du temps, au contact des doctrines et idéologies, des pensées et des discours, des cadres de l’expérience et des pratiques instituées. Elle porte toujours un projet, où les objectifs sont plus ou moins définis, où les finalités ne sont pas toujours clairement identifiables, mais où les enjeux restent étroitement liés aux conditions de la transmission. Si l’on veut définir la pédagogie, il faut donc le faire en prenant en compte trois dimensions : une dimension anthropologique liée aux arrière-plans culturels dans lesquelles elle s’inscrit ; une dimension praxéologique, liée aux conditions de la transmission et à l’organisation des situations ; une dimension axiologique, liée aux enjeux de la transmission, aux valeurs qui les portent et aux finalités qui lui sont assignées7. Il est bien évident que cette distinction n’existe pas comme telle dans la pratique, où les composantes anthropologiques, praxéologiques et axiologiques sont étroitement imbriquées.
Ajoutons enfin que la pédagogie ne saurait se limiter à la forme scolaire, car si celle-ci est aujourd’hui la forme dominante de la transmission, d’autres modalités apparaissent, rendues possibles entre autres par les nouvelles technologies8. Dès lors on ne peut réserver le nom de « pédagogue » aux seuls enseignants, tous ceux qui témoignent d’une activité de transmission pouvant revendiquer ce vocable. N’oublions pas qu’à l’origine, dans la Grèce antique, le paidagogos était un esclave, celui-là même qui était chargé d’accompagner le fils du maître à l’école. S’il pouvait jouer le rôle de guide ou de tuteur, il n’en occupait pas moins une condition inférieure et une position dominée. Que certains aient pu, après l’occupation romaine, enseigner aux jeunes aristocrates et s’affranchir de leur condition ne changera pas fondamentalement l’image peu flatteuse attachée à leur fonction. Le fait même que l’on doive qualifier de « grands » certains pédagogues signifierait donc qu’il en existe des moins valeureux, seulement « bons », voire « mauvais ». Cessons donc ce jeu dont on voit bien qu’il n’est guère productif et dont l’enjeu n’est autre que de fixer les mots et le seul sens « vrai ». Si, comme le pense Wittgenstein, le sens c’est l’usage, alors sont pédagogues ceux que l’on déclare comme tels. Et comme le disait Rabant, « là où il y a du pédagogue, il y a de la pédagogie » (1968, p. 92).
On comprendra que, dans ces conditions, et comme le souligne Bourdieu, « on ne peut plus se contenter de chercher dans le « sujet » […] les conditions de possibilité et les limites de la connaissance objective » (1997b, p. 143). C’est dans l’espace social où se joue l’action pédagogique, que l’on pourra trouver les conditions de possibilité la pédagogie et comprendre la place qu’y occupent les pédagogues. Autrement dit gardons-nous de limiter l’histoire de la pédagogie aux seuls individus (fussent-ils « grands pédagogues »), mais intéressons-nous plus largement aux conditions sociales de production des discours et des pratiques, à l’intérieur des espaces où ils sont produits. La « théorie des champs » que propose Bourdieu nous fournit cet outil de compréhension des multiples dimensions et des multiples enjeux des espaces pédagogiques. Est-à-dire que nous pouvons parler de « champ pédagogique », comme Bourdieu parle de champ artistique, de champ journalistique ou de champ scientifique9 ? A priori le champ pédagogique est bien cet espace dans lequel sont insérés des agents (enseignants le plus souvent) et des institutions (institutions scolaires, groupes classes, mouvements pédagogiques…), qui transmettent (et où se transmettent) des connaissances. Certes le champ pédagogique est champ peu structuré, dominé (une sorte de sous-champ du champ scolaire, beaucoup plus organisé), et qui présente un grand degré d’hétéronomie, dans la mesure où il est très sensible aux contraintes et aux critiques externes et n’a guère de possibilité de les « réfracter »10. Mais c’est aussi un lieu où se jouent – ou se nouent - des rapports de force, où « c’est la structure des relations objectives entre les agents qui détermine ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire. Ou, plus précisément, c’est la position qu’ils occupent dans cette structure qui détermine, ou oriente, au moins négativement, leurs prises de position » (Bourdieu, 1997a, p. 17). Pensons aux relations entre les militants pédagogiques et les professeurs de sciences de l’éducation, entre les « pédagogues » et les « didacticiens », entre ceux qu’on appelait encore les instituteurs et les professeurs du secondaire, etc. Les uns possèdent le capital empirique (l’expérience de la pratique), les autres le capital scientifique (attaché à leur statut universitaire) ; les uns sont centrés sur la relation, tandis que les autres ne se préoccupent que des savoirs en jeu ; les uns s’attachent à leur classe, les autres à leur discipline ; etc.
On comprend aisément que la structure du champ est le produit de l’histoire et que les positions – et les dispositions qu’elles produisent – ne doivent rien au hasard. C’est pourquoi, si l’on veut étudier la pédagogie, il faut saisir à la fois la genèse et la structure du champ pédagogique, comme Bourdieu l’a remarquablement fait dans ses études sur les champs littéraires et artistiques (1992, 2013), tenant ensemble les conditions historiques de structuration du champ (et des tensions dans la constitution de l’espace des positions), et la dynamique qui est au principe de son fonctionnement et de ses transformations futures. Il faudrait donc voir l’action pédagogique (et les discours qui lui sont attachés), à l’instar de la création artistique, non pas comme une activité neutre et désintéressée, mais comme étant un enjeu de lutte de positions à l’intérieur d’un champ. Il ne s’agit pas de la réduire à des enjeux de pouvoir, aux seuls rapports de force ou à la défense d’intérêts particuliers, mais de mettre en relation directe les différents espaces de production des pratiques et des discours (courants et mouvements pédagogiques, revues, médias et internet, interventions publiques…)11. Ces principes relatifs à la structure du champ et au jeu des acteurs (Bourdieu dirait « agents ») à l’intérieur du champ à un moment donné, sont aussi ceux qui permettent d’en expliquer les transformations. A cet égard la temporalité (les temporalités multiples), ne sont pas une dimension accessoire, mais bien une dimension centrale de la compréhension des logiques pratiques et de leur évolution.
Parler de la pédagogie comme champ est un moyen de la réintroduire dans son espace social et de lui redonner toute son « épaisseur anthropologique », alors qu’elle a trop longtemps été étudiée sous le seul angle de l’activité pratique, de ses modalités et de ses effets, ou sous le seul angle de ses discours théoriques, de ses traités et de ses doctrines. Il ne s’agit pas de prôner l’abandon de toute forme d’étude de la pratique pour elle-même, ou de nier l’intérêt des textes réflexifs ou prospectifs, mais de souligner l’apport que pourrait constituer l’étude en termes de champ, dès lors que celui-ci n’est pas limité à sa dimension conflictuelle (rapport de forces ou champ de luttes), mais ouvre aussi à l’étude des agents eux-mêmes (de leurs positions, dispositions, habitus), à l’histoire de la structuration propre au champ, au dévoilement de la doxa et des ethos pédagogiques, etc. L’enjeu n’est pas seulement scientifique, il est également « politique », au sens où l’identification et l’exploration du champ pédagogique pourrait contribuer à son autonomisation et à l’extension de l’espace des possibles pour la pédagogie elle-même.
1 Outre l’ouvrage de Détienne et Vernant (1974), dont il est question ci-dessous, on trouvera des réflexions sur l’origine du terme et ses rapports possibles avec l’éducation dans les articles de S. Willem-Auverlot (2002), R. Jalabert (2010), N. Mencacci (2008, 2014).
2 On pourrait le rapprocher du concept anglo-saxon de coping, qu’on peut traduire par « se débrouiller », « faire face » (Woods, 1990).
3 Cf. M. Détienne, J.-P. Vernant (op. cité, 1974). Cf. aussi Marchive, (2008, pp. 81-84).
4 Nous empruntons cette formulation au sous-titre de l’ouvrage de M.-P. Chopin (2011).
5 P. Nora (1974) définirait qualifierait plutôt ces « événements » de « faits divers » ; mais bien qu’il attribue à ce dernier une place symétriquement inverse à celle d’événement, il ne les considère pas comme fondamentalement différents.
6 On sait combien il est difficile, par exemple, de mesurer les effets des pratiques pédagogiques sur les résultats des élèves. Voir par exemple le travail assez rare dirigé par Y. Reuter (2007).
7 Dans un ouvrage antérieur, nous écrivions que « les composantes pédagogiques sont évidemment étroitement liées aux valeurs et aux finalités assignées par l’enseignant à la tâche, à la conception qu’il a de son rôle, à ses modèles professionnels, à ses convictions morales ou philosophiques ou ses engagements politiques... c’est-à-dire à un certain nombre de conditions anthropologiques qui fondent l’arrière-plan de l’action de l’enseignant » (Marchive, 2008, p. 76).
8 Y. Illich s’était montré en son temps un fervent partisan de cette société sans école, que les technologies éducatives rendent moins utopiques aujourd’hui (Illich, 1984)
9 Voir par exemple Les règles de l’art (1992), Sur la télévision (1996), Les usages sociaux de la science (1997a).
10 « Une des manifestations de l’autonomie du champ, c’est sa capacité de réfracter, en les retraduisant sous une forme spécifique, les contraintes ou de demandes externes » (Bourdieu, 1997a, p. 15, souligné par l’auteur).
11 Récemment par exemple, un « groupe de personnalités et d’organismes » a publié un appel intitulé « Refondons l’école » (publié dans le journal Libération (lundi 16 février, p. 21). Parmi eux des sociologues (Fassin, Dubet), divers syndicats, fédérations, mouvements pédagogiques, des journalistes et des professeurs de sciences de l’éducation. Autre exemple, le Manifeste pour les pédagogues (2002), signé par quatre professeurs de sciences de l’éducation (J. Houssaye, M. Soetard, D. Hameline, M. Fabre).
12 C. Rabant et J.-C. Filloux, déjà cités, mais aussi par exemple J. Filloux dans un ouvrage mainte fois réédité (Filloux, 1974).