Conclusion
A l’image de la société, la pédagogie ne peut être comprise que comme enchevêtrée, ou plutôt feuilletée : une sorte d’empilement complexe de couches sédimentées et entremêlées, qui constituent ce qu’on pourrait appeler son « épaisseur anthropologique ». Fruit du travail du temps, elle est le fruit de l’expérience cumulée, accumulée… et souvent oubliée, des pédagogues, petits ou grands, qui ont contribué à orienter les dispositions et à forger les habitus. Nourrie de travaux historiques, de textes philosophiques, de recueils de méthodes, de récits biographiques, d’ouvrages « scientifiques », elle ne saurait être pensée en dehors de l’univers de pensée qui l’a forgée. Située, de par sa fonction de transmission et des enjeux qui lui sont attachés, au cœur des enjeux sociaux, elle est intrinsèquement et profondément politique, au sens où elle est directement impliquée dans la vie et l’avenir de la cité. Multiple par ses champs de référence et par ses domaines d’intervention, elle l’est aussi dans ses pratiques et dans ses discours. Pas plus les unes que les autres ne peuvent être appréhendés en dehors du temps et de l’espace qui les ont constitué, dans lesquels ils s‘exercent, et dans lesquels ils se projettent. Appréhender la pédagogie comme champ revient donc à lui reconnaître son historicité, à la replacer dans son espace social, et à lui reconnaître son « épaisseur anthropologique ».
Comme nous l’avons dit, la pédagogie est d’abord une pratique ; une pratique qui relève de temporalités multiples : temps institutionnel et temps de l’enseignement, temps chronologique et temps didactique, temps du professeur et temps de l’élève, etc. A ce titre elle obéit à une logique spécifique, la « logique de la pratique ». Or comme le rappelle Bourdieu, « le temps de la science n’est pas celui de la pratique […] [car] elle tend à ignorer le temps et par là, à détemporaliser la pratique » (1980, p. 137). Toute étude de la pratique suppose donc une « retemporalisation », consistant à la fois à la replacer dans le temps passé (histoire, expérience, mémoire…), dans le temps présent (action, régulations, improvisations…) et dans le temps à venir (prévisions, anticipations…). Retemporaliser la pédagogie, ce serait donc (re)mettre le temps au centre le l’action de transmission. Non que le temps soit le tout de la pédagogie, mais il en est un élément central, tant dans le champ de la pratique où le temps est souvent une course contre la montre, que dans le champ de la théorie où il détermine aussi bien les conditions de production des discours, que ses régimes d’exclusion ou de reconnaissance.
La proposition de considérer la pédagogie comme un champ n’est pas en soi originale ; d’autres l’ont fait, sans se référer directement à l’auteur de la théorie des champs1. Si nous l’avons fait délibérément, à l’heure où son auteur est souvent l’objet de violentes critiques, ce n’est pas pour rendre un hommage posthume au grand sociologue, mais pour montrer que cet outil peut être d’une grande utilité pour comprendre la pédagogie, voire pour la réhabiliter comme un véritable espace de pensée et d’action. Le champ pédagogique a toujours été un champ dominé, par la philosophie d’abord, par la psychologie ensuite, par la sociologie enfin, voire pour certains par les sciences de l’éducation. Mais cet espace dominé, peu structuré, fort hétéronome, n’a pourtant pas été remplacé. Et pour cause, aucune autorité, fut-elle scientifique, n’est en mesure de se substituer à ce mixte de pratique et de théorie, d’action et de discours, par quoi se caractérise la pédagogie. Si le terme d’andragogie ne s’est guère imposé, si la didactique ne l’a pas suppléée, c’est bien que la pédagogie est nécessaire pour penser la transmission des savoirs. La définir comme un champ ne signifie pas lui ôter toute pertinence ; c’est au contraire donner un cadre pour la penser dans ses multiples formes et à différents niveaux. Car si la pédagogie est un corps de doctrines et un ensemble de discours, c’est aussi un ensemble de méthodes, d’outils et de techniques pour la pratique. Le champ pédagogique doit donc être appréhendé à différents niveaux, depuis le niveau micro de la situation de transmission stricto sensu, jusqu’au niveau macro de l’institution lato sensu. Cette variation des focales, ou ce « jeu d’échelles » (Revel, 1996), ne signifient pas une confusion des niveaux, et ne traduit pas une ambition holiste qui prendrait le risque de la dilution de l’objet, mais au contraire une claire définition des objets d’étude et des niveaux d’analyse.
1 C. Rabant et J.-C. Filloux, déjà cités, mais aussi par exemple J. Filloux dans un ouvrage mainte fois réédité (Filloux, 1974).
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