Ce texte est un essai qui n'a d'autre ambition que d'ouvrir quelques pistes de réflexion sur la pédagogie et son rapport au temps, qu'il s'agisse de son histoire ou des multiples temporalités dans lesquelles s'exerce l'action pédagogique. Il s'agit moins de définir la pédagogie stricto sensu, que d'essayer de repérer, à travers ses registres d'historicité, les logiques qui la construisent comme espace d'action. Ce texte a fait l'objet d'une présentation/discussion lors d'un séminaire du laboratoire CeDS le 6 novembre 2017.
Introduction
La pédagogie fut de tout temps et de tout lieu. Initiée dans l’Antiquité grecque, d’où elle a tiré son nom, elle a connu son heure de gloire en Europe au XIXe siècle (« l’âge d’or de la pédagogie » selon Hameline, 2002), et poursuit son chemin encore aujourd’hui, ballotée entre les contempteurs d’un pédagogisme coupable de tous les maux de l’école, et le dernier carré de ses défenseurs. Certains ont d’ailleurs prédit sa fin (Houssaye, 1991), quand d’autres avaient déjà annoncé sa mort (Ferry, 1967). Mais la pédagogie fait de la résistance (Meirieu, 2008), et les pédagogues vivent encore ; on fait même leur éloge (Prost, 1985) et on leur adresse un manifeste (Houssaye et al., 2002). Reste à savoir de quoi et de qui on parle. Si l’on n’avait peur du cliché, on pourrait reprendre la fameuse formule de Badiou (2007), aujourd’hui vulgate médiatique : de quoi la pédagogie est-elle le nom ?1 Car la pédagogie n’est pas une. C’est du moins le point de départ de ce texte : la pédagogie est fille de son temps, et toute tentative d’en donner une définition est forcément réductrice… car historiquement datée et socialement inscrite. Si, comme l’affirme Durkheim, « L'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état de la société à l'époque considérée » (1985, 88), alors on ne peut faire fi des conditions de l’action et de la production de la pensée pédagogique... et donc du contexte historique dans lequel elle s’inscrit.
L’ambition de ce texte est de fournir un cadre pour penser la pédagogie qui prenne en compte la dimension temporelle et qui la replace dans l’ordre du temps. Nous n’aurons pas la prétention de faire une histoire de la pédagogie, encore moins de l’éducation, d’autres l’ont fait mieux que nous ne saurions le faire. Nous voulons plus humblement tenter de repérer les modes d’inscription temporelles de la pédagogie, ce que nous appellerons à la suite de François Hartog, ses « régimes d’historicité »2, afin d’en mieux comprendre l’évolution, la place qu’elle occupe aujourd’hui dans le monde de l’enseignement, et le rôle qu’elle peut y jouer. Pour Hartog, un régime d’historicité (expression qu’il préfère à « forme d’historicité » ou « régime de temporalité ») est « une façon d’engrener passé, présent et futur ou de composer un mixte des trois catégories », le mot « régime » renvoyant à des métaphores (régime alimentaire, régime politique, régime moteur) « qui ont, au moins, en commun de s’organiser autour des notions de plus et de moins, de degré, de mélange, de composé et d’équilibre toujours instable et provisoire » (2012, p. 13). On est donc face à un outil d’analyse (un « instrument » dit Hartog) qui permet de catégoriser de manière souple des formes de vie spécifiques à un temps donné, voire à un ordre culturel particulier. Rien de métaphysique donc dans le régime d’historicité, mais « l’expression d’un ordre dominant du temps », « une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps - des manières d’articuler passé, présent et futur - et de leur donner sens » (id., p. 147). Voilà bien notre ambition : parvenir à construire quelque ordre dans le temps de la pédagogie, et dans les rapports qu’elle entretient avec la passé, le présent et le futur. Ces formes de temporalités, délibérément grossières, n’auront d’autre ambition que de poser des cadres pour l’analyse de ce que l’on peut entendre par « pédagogie ».
Cependant l’étude des temps de la pédagogie et de ses régimes d’historicité ne saurait être complète sans évoquer les lieux de la pédagogie, entendus comme les espaces d’action dans lesquels elle s’exerce, ceux-ci ne pouvant être dissociés des conditions d’arrière-plan sociales, culturelles et historiques qui les fondent. Nous proposerons la notion de « champ » (« champ pédagogique ») pour rendre compte de cette double inscription de la pédagogie dans le temps et dans l’espace, tout en lui conservant sa double dimension, pratique et théorique. Car si la pédagogie est un ensemble de discours (textes savants, corps de doctrines, méthodes, récits d’expériences, manifestes programmatiques, etc.), elle est d’abord une pratique, c’est-à-dire la mise en œuvre d’une action de transmission. Poser la pratique comme première revient à définir le pédagogue comme « celui qui fait », avant d’être « celui qui pense », celui qui construit sa pensée sur une pratique, plutôt que l’inverse. Si la proposition de Durkheim de définir la pédagogie comme une théorie pratique peut être retenue, ce ne peut être que par l’inversion des termes. Manière de rendre leur place aux praticiens, toute leur place, sans les placer de facto dans une position seconde et/ou dominée. Manière aussi d’élargir la classe des pédagogues à tous ceux qui œuvrent, dans les classes ou ailleurs, à la transmission des connaissances et des savoirs, sans pour autant produire une théorie élaborée de leur pratique. Laissons cela aux « grands pédagogues », et reconnaissons aux autres une « logique de la pratique » qui ne saurait être mesurée à l’aune de la « pratique de la logique » (Bourdieu, 1980)3. Mais avant d’étudier les régimes d’historicité propres à la pédagogie, revenons brièvement sur la manière dont la pédagogie a été appréhendée dans le temps, à partir des plus importantes Histoire[s] de la pédagogie éditées depuis la fin du XIXe siècle.
1 Cf. le titre de l’ouvrage de Badiou (2007) dont le succès fut sans doute en partie dû à son titre : De quoi Sarkozy est-il le nom ?
2 Initialement publié en 2003, l’ouvrage est complété en 2012 par un texte introductif intitulé « Présentisme plein ou par défaut » (2012, p. 11-18).
3 Les « meilleurs » enseignants ne sont pas forcément ceux qui parlent le mieux de leur pratique. Ne méritent-ils pas d’être appelés « pédagogues » ?